DWZ catalogue 3 BD - Flipbook - Page 80
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xposées pour la première fois au cours
de l’année 1909, au Salon de la Société
Nationale des Beaux-Arts, au Salon d’Automne
ou à la galerie Georges Petit, notre spectaculaire
série de six gouaches sur carton témoigne de
l’immersion de Maud Hunt Squire dans la vie
noctambule de la capitale. Chaque scène, 昀椀nement saisie dans un sens aigu de la composition
et une grande économie de moyens, restitue la
vitalité feutrée des cabarets de la bohème parisienne. Située « Boul’Mich ! » au verso, la scène
du Café d’Harcourt, boulevard Saint-Michel (昀椀g. 1),
découpe de manière synthétique les silhouettes
nonchalamment assises autour de tables circulaires, entre conversations et regards furtifs,
alors que le serveur à droite attend la commande.
Dans les teintes sourdes et veloutées des verts,
bruns et rouges, Squire distille une atmosphère
paisible où se lit, au-delà du quotidien, une forme
de sociabilité moderne et discrètement féminine. La terrasse jouxtant la célèbre place du
Panthéon (昀椀g. 2) devient sous son délicat pinceau
le théâtre d’une chorégraphie douce et contenue.
Les 昀椀gures élégantes se répondent par le jeu des
chapeaux et hauts-de-forme, les regards en biais,
les dos tournés. Le cadrage resserré et la frontalité des fauteuils cannelés confèrent à la scène
une densité théâtrale que rehausse la vibration
de la gouache, appliquée par aplats sobres. Rien
ne bouge, et pourtant tout est murmure. Dans
les deux variations qu’elle propose sur le célèbre
bal Bullier du boulevard Saint-Michel (昀椀g. 3 et
4), Squire saisit à la fois l’élan du mouvement et
l’observation sociale. Danseuses, saint-cyriens,
étudiants, serveurs et curieuses y forment une
mosaïque de gestes croisés, 昀椀xés dans la matière
rapide et mate du carton gouaché. L’élégance des
robes, l’inclinaison des silhouettes, les postures
tenues ou relâchées traduisent la mécanique d’un
plaisir urbain sans tapage, loin d’un pittoresque
outré. De même, ces Musiciennes de café (昀椀g. 5)
nous offrent une vision intime et sans fard du
monde du spectacle par le biais d’un amusant
duo féminin, l’une debout à la contrebasse, l’autre
assise à son piano. À travers une composition
frontale et des tons limités (ocre, gris, orangé),
Maud Hunt Squire confère à la scène la solennité
ironiquement silencieuse d’un moment suspendu.
En昀椀n, la dernière gouache joue de l’ambivalence
de son titre. Si le Solitaire (昀椀g. 6) désigne le jeu
de carte étalé sur la table au centre, il s’entoure
d’une salle de café bondée. Une femme attablée,
coiffée d’un grand chapeau orné de plumes
abandonne un temps son jeu pour converser
avec son voisin, fumant sa cigarette. Tandis que
les regards se croisent, une marchande de 昀氀eurs
passe entre les tables, comme pour traduire la
solitude paradoxale des lieux très fréquentés.
L’artiste opère une subtile stylisation des visages
et des volumes, dans une vigueur chromatique
qui use avec maîtrise de la couleur du carton
laissé en réserve. Autant d’éléments plastiques
résolument modernes qui, au service de ce petit
chef-d’œuvre d’équilibre, entendent véhiculer la
tension psychologique du sujet.
P
ar ce bel ensemble d’œuvres, Maud Hunt
Squire s’inscrit pleinement dans les nouvelles formes d’expression plastiques de l’avantgarde parisienne en prolongeant l’héritage de
Lautrec et des Nabis Vuillard et Bonnard. Elle
af昀椀rme également la singularité de son regard,
celui d’une artiste américaine à Paris, sensible
à la grâce intimiste et modeste des cabarets, à
la vitalité de leurs couleurs et la géométrie de
leurs décors. En leur sein, elle excelle à 昀椀xer les
fragments de vie urbaine dans une esthétique
synthétique qui n’exclue pas la narration, où
chaque 昀椀gure, chaque geste, entend traduire tout
à la fois le Paris authentique et rêvé.